Les Chevaliers bretons de Saint-Michel

Préface (Gaston de Carné)

Pretium non vile laborum. (Devise de l’Ordre.)

Avant d’aborder notre étude sur l’Ordre de Saint-Michel, nous distinguerons dans son histoire deux périodes, qui correspondent à peu près à chacun des deux siècles pendant lesquels l’Ordre de Louis XI a vécu, du 1er août 1469 au 12 janvier 1665.

La première de ces périodes est celle de l’Ordre de Saint-Michel proprement dit, période religieuse par excellence, où le culte de saint Michel entraîne les âmes et obtient à la France des résultats que l’attachement au roi n’est pas encore assez puissant pour obtenir. L’œuvre de Louis XI fonctionne telle qu’il l’a conçue. Les statuts édictés par lui reçoivent bien, de temps à autre, quelque atteinte ; mais, en général, ils ne sont pas enfreints. Les chevaliers, réunis en chapitre, ont l’élection de leurs nouveaux confrères. Ils choisissent autour d’eux ceux qui leur semblent assez vaillants pour mériter de porter, comme eux, la médaille de l’archange vainqueur. Leur magnifique cortège rehausse l’éclat des fastes royales et des solennités de la cour. L’Ordre est dans sa splendeur. La seconde période est celle où l’Ordre a cessé au fond d’être l’Ordre de saint Michel pour devenir l’Ordre du roi. Le vocable de l’Archange n’est plus qu’un souvenir. La dévotion à saint Michel n’a pas disparu ; mais elle ne provoque plus dans les cœurs l’élan des premiers âges. C’est la période de fidélité et d’amour pour le roi. La vaillance est encore chrétienne ; mais ce n’est plus exclusivement la religion qui la conduit à la bataille, c’est aussi le culte du roi. Les chevaliers se sont multipliés. Par la force des choses, l’Ordre n’a plus sa splendeur première ; mais aucun de ceux qui le composent n’est indigne d’en faire partie ; tous sont de nobles cœurs et de bonnes épées. Le roi choisit ses chevaliers ; les chevaliers meurent pour le roi. La France n’en est pas moins servie, puisque, nos pères le comprenaient, sacrifier sa vie pour le roi, c’est la sacrifier pour la France.

I

L’Ordre de Saint-Michel fut fondé par Louis XI en 1469. L’Ordre de l’Étoile, créé par le roi Jean, en 1351, existait toujours ; mais il disparaissait lentement, sans honneur et sans prix. En instituant un ordre de chevalerie, pour remplacer l’Ordre déchu, Louis XI obéissait à une grande pensée ; mais en donnant aux nouveaux chevaliers le patronage de l’archange saint Michel, il suivait une inspiration plus sage et plus politique encore. Nul n’ignore, en effet, la puissante influence exercée sur les courages et sur les esprits par le culte de saint Michel, pendant les XIVe et XVe sièclesVoyez, à ce sujet, un remarquable article de M. Siméon I.uce, « Jeanne d’Arc et le Culte de saint Michel ». Revue des Deux Mondes, livraison du 1er décembre 1882.. C’est Charles VII, dauphin, portant sur ses étendards un saint Michel armé. C’est la foi de la France entière rendant grâces à l’archange d’avoir gardé, toujours inviolable, le plus célèbre de ses sanctuaires, et d’avoir protégé les défenseurs du Mont, pendant le glorieux siège de 1425. C’est enfin Jeanne d’Arc se levant, à la voix de saint Michel, et chassant les Anglais. Cette création de Louis XI répondait donc merveilleusement aux besoins des temps et aux dispositions des intelligences. Le culte de saint Michel opérait des prodiges ; il transformait les cœurs, et rendait les combattants invincibles. L’honneur que Louis XI faisait à ceux qu’il créait chevaliers de son Ordre, et, pour l’avenir, la gloire, plus grande encore peut-être, de l’élection par une telle assemblée, assuraient au roi la précieuse garantie de la fidélité des chevaliers élus à soutenir ses intérêts. Au milieu des graves difficultés de son gouvernement, ce dernier avantage n’était pas à dédaigner.

Louis XI fixa le nombre des chevaliers de Saint-Michel a trente-six. Il entoura l’admission à son Ordre de conditions si sévères et si difficiles ; il en fit un objet de si haute distinction que la première promotion qu’il publia, par ses lettres constitutives du 1er août 1469, ne comprit que quinze chevaliersAu nombre des quinze élus, se trouvait Tannegui du Chastel.. Le roi tint le premier chapitre de l’Ordre à AmboiseLouis XI avait d’abord décidé que l’Ordre tiendrait ses chapitres et célébrerait ses fêtes dans l’église du Mont-Saint-Michel. Mais la difficulté de réunir les chevaliers, à jour fixe, en un point du royaume aussi peu accessible, l’amena bientôt à renoncer au Mont, ou le chapitre ne s’assembla, dit-on, qu’une seule fois, en 1470, dans la majestueuse salle, qui a gardé le nom de salle des Chevaliers. Par ses additions aux statuts du 22 décembre 1476, il désigna la chapelle de Saint-Michel, dans la cour du Palais, à Paris, pour y accomplir les cérémonies de l’Ordre. Le 24 du même mois, il institua un collège de dix chanoines qui devaient y célébrer l’office divin. Mais cette fondation ne reçut son effet qu’en 1557, sous le règne d’Henri II, qui transporta le siège religieux de l’Ordre dans la chapelle du château de Vincennes, et s’établit le collège de chanoines, dont l’installation se faisait attendre, depuis les lettres patentes du 24 décembre 1476. La chapelle de Vincennes ne vit pas souvent les chapitres, qui se tinrent indifféremment dans toute ville où séjournait la cour, à la date du 29 septembre ; mais le collège de chanoines subsista jusqu’à la Révolution, et, jusqu’à cette époque, les fêtes de saint Michel y furent solennisées et les services y furent chantés pour les âmes des Rois et des chevaliers décédés. Le portrait de François Iet, à genoux, en costume de l’Ordre, et le blason de la maison de France, entouré du collier, que l’on voit encore aujourd’hui dans les vitraux de la chapelle de Vincennes, sont les seuls souvenirs que ce monument ait conservés de la longue habitation de l’Ordre de Saint-Michel dans ses murs., en cette même année 1469. C’est dans cette assemblée que les quinze chevaliers élus prêtèrent sermentLe serment a toujours été maintenu à peu près dans les mêmes termes ; la formule n’en a guère varié. Nous la reproduisons à la suite de la préface, aux pièces justificatives. Voir Pièce IV. entre les mains du roi, et qu’ils apprirent par la lecture des statuts ce qu’ils promettaient à l’autorité royale et quels engagements ils contractaient vis-à-vis d’elle.

Ils s’obligeaient d’abord à suivre le roi dans toutes ses guerres, et à n’en entreprendre aucune « sans en avoir donné avis à la plus grande partie des autres chevaliers et les avoir consultés. Ceux qui étoient françois ne pouvoient s’attacher au service d’aucun prince étranger ny faire de longs voyages sans la permission du Roy ; mais les étrangers le pouvoient, en le faisant seulement savoir. Si le Roy feisoit la guerre à quelque prince, un chevalier de l’Ordre, sujet de ce prince, pouvoit prendre les armes pour sa défense ; mais si c’étoit ce prince qui déclarât la guerre au Roy, le chevalier, son sujet, devoit s’excuser de servir contre la France. Si son prince ne vouloit pas recevoir son excuse, et le contraignoit de servir, alors il pouvoit prendre les armes ; mais il en devoit prévenir le chef de l’Ordre et avertir son souverain que, s’il faisoit prisonnier de guerre un chevalier de l’Ordre, son confrère, il luy donneroit la liberté, et feroit son possible pour luy sauver la vie. Si son prince n’y vouloit consentir, il devoit quitter son service. Le Roy, de son côté, s’engageoit envers les chevaliers de les protéger et les maintenir dans tous leurs droits et privilègesLes chevaliers de Saint-Michel avaient le privilège de ne pouvoir être jugés que par leurs pairs. Ce droit, que l’on ne sut pas toujours respecter, fut invoqué par les membres de l’Ordre jusqu’au règne d’Henri III. — Ils ne pouvoient envoyer ni accepter de cartel, sans l’agrément du roi. — Ils étaient dispensés de se battre contre ceux qui n’étaient pas, comme eux, chevaliers. Cet usage était encore en vigueur sous le règne de Charles IX. — Leurs gages et leurs pensions ne pouvaient être saisis. Henri II confirma ce privilège par une déclaration du 23 mai 1555. — En instituant l’Ordre, Louis XI avait accordé une pension de 4000 livres à chacun des chevaliers ; mais ces libéralités furent vraisemblablement suspendues dès le règne suivant. — Dans les débuts de l’Ordre, les chevaliers accompagnaient toujours le roi aux lits de justice. — Enfin, de Louis XI à Henri III, les rois de France, honoraient souvent les chevaliers de Saint-Michel du titre de cousin « Le Roy fait cet honneur d’appeler tous chevaliers de son ordre ses cousins. » (Lettre anonyme adressée par les huguenots à Catherine de Médicis, le 2 juin 1563)., de n’entreprendre aucune guerre, ny aucune affaire de conséquence, sans les avoir préalablement consultés et sans avoir pris leur avisCet article des statuts ne fut pas observé en toutes les circonstances où il aurait du l’être ; mais il ne fut pas toujours lettre morte, et ne tomba complètement en désuétude que sous le règne de Charles IX., excepté dans le cas où les affaires demandoient un secret plus particulier et une prompte exécution. Les chevaliers promettoient et juroient de ne point révéler les entreprises du souverain, qui a voient été mises en délibération devant eux. Selon les mêmes statuts, les chevaliers devoient être privés de l’Ordre pour cause d’hérésieFrançois Ier et Henri II envoyèrent le collier à plusieurs princes étrangers qui professaient la religion réformée. A part ces dérivations, nécessitées par la politique, la clause prohibitive d’hérésie fut respectée jusqu’aux guerres de religion. Un coup d’œil jeté sur la situation de la royauté vis-à-vis des partis, en cette époque troublée, suffit pour faire comprendre les motifs par lesquels les huguenots furent admis à porter le collier de l’Ordre., de trahisonLes exemples de privation de l’Ordre pour cause de trahison ne sont pas rares dans l’histoire. Louis de Luxembourg, comte de Saint-Paul, fut dégradé en 1475, pour félonie ; Joachim Rouault, sieur de Garnaches, maréchal de France, en 1477, pour la même cause ; Jean de Poitiers, sieur de Saint-Vallier, en 1523, pour crime de lèse-majesté, etc., et de lâcheté, pour avoir pris la fuite dans le combatToute action reprochable ou contraire à l’honneur amenait également la privation de l’Ordre chez celui qui l’avait commise. C’est ainsi que Martin Halle, chevalier de Saint-Michel, fut dégradé, le 5 août 1579, pour crime de faux, et que Jean de Hexe fut dégradé et condamné à mort, en décembre 1380, par jugement des chevaliers, à la suite d’un procès dirigé par eux contre lui.. Ils devoient, à leur réception, quitter les Ordres qu’ils pouvoient avoir reçus d’autres princes, excepté les Empereurs, Roy et Ducs qui pouvoient retenir, avec le consentement du Roy, ceux dont ils étoient chefs. Enfin les statuts portoient que pour remplir la place d’un chevalier décédé, les membres de l’Ordre devoient s’assembler avec le souverainL’élection des chevaliers de Saint-Michel par leurs confrères, se pratiqua régulièrement dans le principe. Mais bientôt ce premier mode fut abandonné ; et le choix des nouveaux chevaliers devint une des prérogatives royales. Cependant la formule des lettres d’élection ne subit aucune modification ; et, même après la réforme de Louis XIV en 1665, on y pouvait lire cette phrase, qui était de style: « Pour vos vertus et mérites vous avez été élu et choisi par l’assemblée des chevaliers frères et compagnons de mon Ordre Saint-Michel pour être associé en ladite compagnie. » Voyez, à la suite de la préface, aux pièces justificatives, la formule de ces lettres (Pièce II)., et donner leurs suffrages par écrit. » (Préface du comte d’Hozier).

Louis XI venait à peine de créer les quinze premiers chevaliers, que les nécessités de sa politique l’amenèrent à en élire un seizième, qui n’était autre que François II, duc de Bretagne. Il envoya auprès du duc le bâtard d’ArmagnacJean, bâtard d’Armagnac, sire de Lescun, comte de Cominges, l’un des quinze premiers chevaliers de Saint-Michel. chargé de lui remettre le collier de Saint-Michel. Cette apparition de l’Ordre nouveau sur la terre bretonne faillit précipiter la guerre entre le duc et le roi de France. Après avoir mûrement réfléchi et pris l’avis de son conseil, le duc refusa l’honneur que le roi voulait lui faire. C’était au lendemain de la ratification du traité d’Ancenis par les États de Nantes. La paix semblait rétablie, mais Louis XI ne se laissait pas tromper par les apparences. Le traité d’Ancenis avait été conclu entre le duc de Bretagne et lui, sans que le duc eût pu seulement en avertir ses alliés, le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne. Le roi comprenait que François II ne renoncerait pas si facilement à des alliances qui lui étaient si chères. Le duc de Bretagne, en effet, avait fait dire secrètement au duc de Bourgogne que le traité d’Ancenis, signé avec le roi, ne portait aucune atteinte à leur ancienne amitié ; et il avait chargé l’abbé de Bégar d’une mission analogue auprès de la cour d’Angleterre. Louis XI, qui avait quelques soupçons de ces ambassades secrètes, voulut sonder les dispositions du duc de Bretagne ; et c’est dans ce but qu’il lui fit proposer le collier de l’Ordre de Saint-MichelVoir, au sujet de cette affaire, un fragment d’une chronique manuscrite do tempe de Louis XI (à la suite de la préface, Pièce I).. Il le plaçait ainsi dans la nécessité de renoncer à ses alliances, en prêtant le serment exigé, ou de se déclarer ouvertement contre lui. François II aperçut immédiatement le piège qui lui était tendu ; et, tout en recevant les lettres royales avec les témoignages d’une grande reconnaissance, il remit a l’envoyé du roi un mémoire, dans lequel il exposait les raisons qui déterminaient son refusDom Morice a publié ce mémoire, dans le tome III de ses Preuves, col. 206. Les motifs mis en avant par le duc sont basés, en grande partie, sur l’incompatibilité de quelques articles des statuts de l’Ordre avec l’exercice de sa souveraineté.. Les explications du duc, formulées en un langage très digne, ne réussirent point à satisfaire Louis XI. Il n’eut plus un seul doute sur l’alliance étroite qui unissait le duc au roi d’Angleterre et au duc de Bourgogne ; et il fit avancer « des troupes et une nombreuse artillerie », sur les frontières de Bretagne. De son côté, François II prit les mesures nécessaires pour se défendre. Cependant le roi ne se pressait pas d’entrer en campagne. Il ne se décidait jamais à la guerre qu’à la dernière extrémité. Il redoutait de plus l’intervention du duc de Bourgogne, qui s’apprêtait à venir en forces au secours de son allié. Après quelques négociations, il finit par accepter des conférences, où le duc ferait valoir les raisons qui l’avaient décidé à refuser l’Ordre de Saint-Michel. Les envoyés de François II furent le chancelier Chauvin, l’abbé de Bégar, Olivier du Breil, sénéchal de Rennes, et Nicolas de Kermeno. Ils défendirent avec tant d’habileté la cause de leur maître que le roi « accepta ses excuses et retira ses troupes ».

L’Ordre de Saint-Michel ne reçut pas toujours le même accueil auprès des cours étrangères ; il est vrai que les mêmes motifs n’existaient pas de le refuser. Dans la première période de l’histoire de l’Ordre, que nous étudions, les princes et les souverains de la chrétienté regardèrent comme un honneur de porter ce collier, dont un choix rigoureux n’honorait que le mérite public et la vaillance incontestée. Aussi les plus illustres capitaines et les plus grands seigneurs désiraient-ils ardemment« Austrefois il n’y avoit ny charge, ny estat, quel qu’il fust, auquel la noblesse prétendiat avec tant de désir et d’affection qu’elle faisoit à l’Ordre, ny qualité qui apportast plus de respect et de grandeur ». Montaigne. prendre place au nombre de ces chevaliers de Saint-Michel qui entouraient la majesté royale et participaient de la splendeur du trône. L’Ordre était la suprême récompense de leur carrière et le couronnement de leur gloire.

Louis XI n’avait rien négligé de ce qui pouvait donner de l’éclat à l’institution qu’il fondait. Sans parler du collier qui était une très belle pièce d’orfèvrerieVoir, à la suite de la préface, la note sur le collier de Saint-Michel., le costume avait été somptueusement ordonné par un article des statuts« Tous vestuz pareillement de manteaulx de damas blanc, longz jusques à terre, autour et par la fente d’iceulx bordez d’or fraiz bien et richement à coquilles d’or semées et laxées sur la dicte coquille et bordure, et seront iceulx manteaulx fourrez d’ermines, et auront en la teste ou sur le col, que bon leur semblera, chapperons de veloux cramoisy à longue cornette, tous d’une fazon et longueur. » (Art. 32). Le jour de la réception des nouveaux chevaliers, pendant la messe, le costume et le collier étaient placés « sur honneste parement de satin ou de taffetas rouge... et aromatisez de l’incens, après que le prestre [avait] encensé l’autel. » Le roi François Ier ajouta au costume, pour certaines grandes cérémonies, un manteau de fine toile d’argent, dont l’aune valait dix écus d’or, en 1550. Ces manteaux étaient fort longs. La Sainte-Chapelle de Dijon en a possédé deux, qu’elle a fait servir en guise de chappes. Le costume des chevaliers de l’Ordre était si beau que Brantôme raconte, quelque part, qu’il avait « ouy dire à M. de Lansac, qui estoit un vieux registre des antiquitez de la Cour et de la France, que celuy du Sainct-Esprit, tant en l’Ordre qu’en manteau, n’estoit que celuy du Sainct-Esprit, tant en l’Ordre qu’en manteau, n’estoit que quinquallerie et bifferie au prix de celuy de Sainct-Michel. » Il fut porté jusqu’au règne de Charles IX ; les chevaliers l’avaient encore au chapitre tenu à Notre-Dame de Paris, le 29 septembre 1572. Nous avons déjà dit, plus haut, que les vitraux de la chapelle de Vincennes ont conservé jusqu’à nos jours un portrait de François 1er, à genoux, et revêtu du costume de chevalier de Saint-Michel.. Les chapitres se tenaient avec une grande magnificence, le 39 septembre, jour où l’Église célèbre la fête de saint Michel. Les élections des nouveaux chevaliers, qui avaient lieu pendant ces assemblées, offraient les meilleures garanties d’impartialité. La faveur n’y était pour rien ; la bravoure, les blessures reçues étaient les seuls titres à faire valoir auprès de ces braves qui avaient tous, plus ou moins, contribué de leur sang au service de la royauté. C’était la grande période de l’Ordre de Saint-Michel, qui formait alors une compagnie unique au monde.

Mais l’abus se glisse dans les institutions les mieux réglées. Un des articles les plus importants des statuts était celui qui limitait le nombre des chevaliers. Louis XI l’avait si bien compris qu’il avait formellement interdit à ses successeurs, par une disposition spéciale (art. 66), de modifier en rien la décision qu’il avait prise à cet égard. Lorsqu’il mourut, en 1483, il n’y avait encore eu, quatorze ans après la fondation de l’Ordre, que quarante chevaliers élus, le roi lui-même et Charles VIII compris. Pendant combien de temps la sage restriction de Louis XI fut-elle respectée ? C’est ce qu’il est bien difficile de déterminer : toujours est-il qu’une ordonnance du chancelier de l’OrdreLes officiers de l’Ordre étaient au nombre de cinq : le Chancelier, qui était dépositaire du sceau, et portait la parole au sein des assemblées ; le Greffier, qui tenait les livres, et notait spécialement toutes les prouesses louables et haulx faiz des rois et chevaliers ; le Trésorier, qui avait la garde de tous les objets précieux de l’Ordre, titres, joyaux, reliques, ornements d’église, tapisseries, manteaux des chevaliers, etc. ; le Héraut Roy d’armes, appelé Mont-Saint-Michel, qui remettait aux chevaliers les lettres du souverain, faisait parvenir aux élus l’avis de leur élection, signifiait au roi la mort des chevaliers, etc. ; enfin le Prévôt-Maître des Cérémonies, qui fut adjoint plus tard aux autres officiers de l’Ordre, qui prit une partie des fonctions du greffier, et qui, en outre, fut chargé de veiller a la célébration des cérémonies religieuses et de l’office des morts pour les chevaliers décédés., datée de 1548, nous apprend qu’en cette année, le nombre des chevaliers de Saint-Michel était de 52. Sept ans après, vers 1555, Vincent Carloix, auteur des Mémoires du Maréchal de Vieilleville, dont il avait été secrétaire, écrivait qu’il y avait alors pour le moins 300 chevaliers de l’Ordre dans le royaume. Au mois de septembre 1557, en instituant un collège de chanoines pour le service religieux de l’Ordre, Henri IILa manière dont le Maréchal de Tavannes fut élevé à l’Ordre de Saint-Michel prouve à quel point cette distinction était encore illustre sous le règne d’Henri II. C’était après la victoire de Renty ; Tavannes y avait accompli des prodiges de bravoure. Le roi le fit venir, l’épée sanglante, devant toutes les troupes, et là, en plein champ de bataille, il crut ne pouvoir lui donner de plus haute récompense que de le créer chevalier de Saint-Michel, en lui passant au cou le collier qu’il portait lui-même. déclarait que les statuts n’étaient pas observés. Dans la pensée du roi, ce collège de chanoines, décrété par Louis XI, et qui n’avait pas encore été fondé, devait remédier à l’inobservation des statuts que les lettres-patentes signalaient. En dépit de cette tentative, faite par Henri II pour ramener l’Ordre a l’esprit de son institution première, les chevaliers de Saint-Michel n’en continuèrent pas moins à se multiplier. Ce n’était pas que le roi n’eût pu compter à son service plusieurs centaines de gentilshommes, dignes par leurs prouesses et par leurs naissance de porter le collier de Saint-Michel ; les chevaliers élus étaient tous d’illustres et vaillants seigneurs ; mais cette infraction aux statuts était très dangereuse, parce qu’elle laissait toujours ouverte la porte par laquelle l’abus était entré dans l’Ordre et devait bientôt l’envahir, au point d’en dénaturer complètement le caractère.

Pour en arriver à décupler ainsi le nombre des chevaliers arrêté par Louis XI, il avait été nécessaire de transgresser d’autres dispositions non moins prudentes du fondateur de l’Ordre. Lorsque ce dernier, dans sa sagesse, avait attribué aux membres anciens l’élection de leurs nouveaux confrères, il avait justement prévu qu’un pareil recrutement vaudrait à l’Ordre des trésors de force et d’union. Il avait chassé la faveur, pour faire la place large au mérite. Il avait compris que le choix fait par les chevaliers ne se discuterait pas, mais que le choix du roi prête toujours à discussion publique. Il avait enfin désiré, pour l’honneur de son Ordre, que le collier se gagnât dans les camps, mais jamais à la cour.

Ses successeurs ne suivirent pas toujours la voie qu’il leur avait tracée ; ils abandonnèrent peu à peu les principes des statuts, pour réserver les promotions à leur autorité. Malheureusement, lorsque le premier mode d’élection fut tout à fait tombé en désuétude, il se trouva que la France traversait des jours agités. Un parti religieux dénigrait avec amertume toutes les actions de la royauté ; et les modifications apportées à l’Ordre de Saint-Michel ne trouvèrent pas grâce devant cette surveillance jalouse. Les guerres de religion approchaient. Les rois, de plus en plus menacés par les entreprises des huguenots, adoptèrent un système de promotions multipliées qui leur donna des partisans, mais qui inaugura pour l’Ordre fondé par Louis XI une seconde et plus difficile période.

II

Au chapitre tenu à Poissy, en 1560, François II fit une promotion, par laquelle il créa, du même coup, dix-huit chevaliers de Saint-MichelLes plus grands noms du royaume y étaient représentés : de Pardaillan, de Foix-Candale, de la Trémouille, de la Rochefoucaud, de Luxembourg, etc.. Ce fut le point de départ de critiques acerbes. Les mécontents attribuèrent cette nouveauté à l’influence des Guises qui avaient besoin de créatures pour gouverner. Des récriminations s’élevèrent du sein de l’Ordre même : et Charles Tiercelin, sieur de la Roche-du-Maine, déclara, dans une boutade restée célèbre, que le collier de Saint-Michel était devenu « un collier à toutes bestes, depuis qu’il avait été donné indistinctement à des gens sans méritesCette création de 18 chevaliers de l’Ordre provoqua un mot de Madame de Crussol, rappelé par Jean Le Laboureur : « Peu de temps « après, la dame de Crussol raillant avec le Roy et la Reine, dit au Roy qu’il avoit bien advisé de n’en faire que 18, parce que, s’il en 20, on les eût appelés les vins nouveaux. C’est que les vins nouveaux de l’année 1560 étoient tous ginguetz et ne vailloient rien » (Additions aux Mém. de Castelnau). ».

A l’avènement de Charles IX, les promotions se multiplièrent« Nous n’avons fait ce matin que 32 chevaliers de l’Ordre, parce qu’il n’y en avait point » écrivait, avec ironie, Catherine de Médicis, le 12 janvier 1562, à Artus de Cossé, sieur de Gonnor, surintendant des finances. ; et les murmures éclatèrent avec plus de violence. Les huguenots s’emparèrent de ce moyen d’opposition, et s’en firent une arme contre l’autorité royale. Dans une lettre anonyme, en italien, qu’ils adressèrent à Catherine de Médicis, le 2 juin 1563, ils affirmèrent que le mot de la Roche-du-Maine, cité plus haut, « était receu par commun proverbe et parvenu jusques à la bouche du peuple ». Il s ajoutèrent que c’était « pour note d’infamie d’estre dit et nommé chevalier de l’Ordre du roi ». La vérité est qu’on aurait pu désirer plus de mesure dans les promotions. Il y a des pentes, en effet, sur lesquelles il est difficile de s’arrêter ; la suite l’a bien prouvé ; mais au point de vue de la qualité des personnes élues, rien ne laissait à désirer. On en jugera par quelques noms pris au hasard dans les débuts du règne de Charles IX : François de Kernevenoy, dit de Carnavalet, gouverneur du duc d’Anjou ; Georges de Bueil, seigneur de Bouille, lieutenant de roy en Bretagne ; Henry, vicomte de Rohan ; Jean d’Aumont, comte de Châteauroux, devenu Maréchal de France ; René du Puy du Fou, gouverneur de la Rochelle et du pays d’Aunis, désigné Maréchal de France ; Jacques Goyon de Matignon, devenu Maréchal de France, etc.Nous avons tenu à faire cette citation, afin de prouver à quel point l’esprit de parti égarait les huguenots. N’est-ce point l’un d’entre eux qui, au sujet des promotions dont nous avons extrait les six noms qui précèdent, s’indignait de ce que le roi eût reçu « en ce collège des plus grands monarques du monde ceux auxquels de petits princes n’eussent voulu donner autre grade qu’entre leurs palefreniers, quelque ordre qui leur pendit au col ? »(Histoire des derniers troubles de France, 1601)..

Cependant le roi comprenait qu’il était important de ne point dépasser certain, limites. Effrayé lui-même des conséquences que pourrait entraîner une multiplication excessive des chevaliers de son Ordre, il publia, le 3 avril 1565, des lettres patentes, par lesquelles il déclarait « qu’à l’avenir, il ne seroit associé audit Ordre plus grand nombre de chevaliers que celuy qui étoit alors, jusqu’à ce qu’il fût réduit au nombre de 50, à quoy il le limitoit à l’avenir, à moins que ce ne fût pour service signalé dans une bataille, quelque grand exploit d’armes ; et déclaroit nulles toutes élections faites par importunité, inadvertance ou autrement. » Ces lettres-patentes eurent de l’effet, croyons-nous, pendant un an et quelques mois ; mais, en 1567, une promotion de 19 chevaliers vint réveiller toutes les colères des huguenots, qui reprirent avec ardeur leurs pamphlets et leurs libellesLa promotion de 1567 donna naissance à des quatrains que Jean Le Laboureur nous a conservés (Additions aux Mem. de Castelnau). En voici le préambule :
Sire et dix-neuf gentilshommes,
Que vous voyez ici par ordre.
S’estiment assez braves hommes,
Comme ils disent, pour avoir l’Ordre.
En dépit de ces railleries, les souverains étrangers ne dédaignaient pas de se voir associer à l’Ordre de Saint-Michel, qui comptait encore, en 1573, quatre rois chevaliers : les rois d’Espagne, de Danemarck, de Suède et de Navarre.
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Cette promotion fut d’ailleurs la dernière. A partir de 1568, Charles IX laissa entièrement de côté ce mode de création qui n’allait peut-être plus assez vite aux yeux de la reine-mère et des Guises. Les circonstances étaient pressantes ; et le zèle d’un grand nombre de serviteurs avait besoin d’être stimulé. C’est pour ce motif que le roi donna mandat au duc d’Anjou, son frère, aux gouverneurs ou lieutenants-généraux des provinces et même parfois à de simples chevaliers de le remplacer dans ses fonctions de chef de l’Ordre, en recevant le serment des nouveaux élus qu’il leur désignaitNous rappellerons comme exemple la commission adressée par le roi, le 18 février 1568, à Sébastien de Luxembourg, vicomte de Martigues, gouvemeur de Bretagne, pour remettre le collier de Saint-Michel à douze gentilshommes, parmi lesquels se trouvaient onze Bretons : les sieurs de la Guierche, du Breil, de Bretagne, de Tyvarlan, de Kersimon, de Sourdeval, de Coëtquen, de Goulaine, de Carné, de Guémadeuc, d’Acigné et de la Moussaye (A. du Paz. Généalogiques de Molac et de Rosmadec, Rennes, 1629). Odet d’Avaugour, Julien du Breil, Jean de Coëtquen, Tanguy de Rosmadec, René de Tournemine furent pourvus de commissions semblables..

Pour se faire une idée de l’ardeur avec laquelle le duc d’Anjou s’acquitta de la mission qui lui était confiée, il suffira de savoir que, du 16 février au 12 mars 1568, presque aucun jour ne se passa, sans qu’il admît quelques gentilshommes à la réception du collierA Melun, le 16 février 1568, 13 chevaliers furent reçus par le duc d’Anjou ; le 17, 10 chevaliers. Aux Chartreux de Paris, 5 chevaliers le 21 février ; 9 le 22 ; 5, le 23, 3 le 25 ; 3 le 26 ; 6 le 27 ; 4 le 28 ; 7 le 1er mars ; 8 le 3 ; 3 le 4 ; 3 le 5 ; 3 le 6 ; 2 le 7 ; 6 le 9 ; 2 le 12. Il faut ajouter à ces chiffres les très nombreuses admissions faites dans les provinces, pendant les mêmes mois..

Lorsque le duc d’Anjou devint roi, sous le nom d’Henri III, en 1674, il sembla vouloir remédier a un état de choses, dont il connaissait les inconvénients mieux que personne. Au chapitre tenu à Saint-Jean de Lyon, en la première année de son règne, il songea, dit le Chancelier de Chiverny, dans ses Mémoires, « à régler son Ordre de Saint-Michel et assembler... tous les chevaliers qui estoient près de Sa Majesté, [afin de] résoudre avec eux ce qui estoit nécessaire, pour la réformation d’iceluy, lors tombé en peu d’estime par la trop grande multitude des gens de peu de qualité et de valeur qui y avoient esté appelezCette affirmation était très répandue à cette époque ; et les libelles des huguenots avaient beaucoup contribué à l’accréditer ; mais elle était exagérée ; et le choix du roi qui pouvait se discuter, quant au nombre, se trompait bien rarement sur la qualité. Quelques personnages avaient dû leur nomination à l’intrigue, et avaient obtenu le collier « par pourchas, par importunites, par faveur d’hommes et de dames » comme disait Brantôme ; mais il n’en était pas ainsi de la très grande majorité des nombreux chevaliers créés par Charles IX, qui étaient des capitaines ou lieutenants de gens d’armes ; des gouverneurs de ville, et qui avaient mérité cette distinction, loin de la cour, au service de la France et du roi. ». Cependant aucune réforme ne fut accomplie : et le nouveau roi reprit les traditions de son prédécesseur. Une note de Gaignières (Bibl. Nationale) nous révèle, en effet, que M. d’Humières fit 40 chevaliers en un jourL’on avait rapidement marché depuis l’année 1563. Quarante chevaliers en un jour ! Que durent en écrire les huguenots qui, dans leur lettre à la reine-mère, affirmaient qu’au grand scandale de tous, le roi, depuis un an, avait créé plus de quarante chevaliers ?, avec commission du roi.

Henri III ne se contenta pas d’imiter Charles IX, en chargeant ses lieutenants dans les provinces de le suppléer pour la cérémonie du serment et de l’imposition du collier ; il alla jusqu’à déléguer le droit qui lui appartenait, comme chef et souverain de l’Ordre, de choisir les nouveaux chevaliersSi l’on juge des autres nominations faites d’après ce nouveau procédé, par celle de Jacques Gautron, vicomte de Plaintel, l’honneur de l’Ordre et le service du roi n’eurent pas à en souffrir ; car Jacques Gautron était un brave, qui s’était distingué dans les guerres du Poitou. Il fut nommé chevalier de Saint-Michel en vertu d’un mandat adressé par le Roy à Gui de Daillon, comte du Lude, « de reconnoistre ceux qui s’estoient employés pour son service èz guerres, entre autres ceux qui auroient bien fait en son gouvernement, et les honorer et leur postérité de son Ordre pour marque de chevallerie » (Dom Morice, Preuves III). Quelques familles se sont autorisées de ces mots : et leur postérité, contenus dans une commission du même genre, pour prendre, d’aînés en aînés, la qualité de chevalier héréditaire de l’Ordre du roi et entourer leur blason du collier de Saint-Michel..

Au moment où il s’écartait de plus en plus des principes posés par Louis XI, Henri III débattait en sa pensée les statuts d’un Ordre nouveau. Le 31 décembre 1578, il fonda l’Ordre du Saint-Esprit. Il eut soin de déclarer que cette institution n’était pas destinée à remplacer l’Ordre de Saint-Michel. Il voulut même faire de cette dignité une sorte de noviciat au grand Ordre qu’il venait d’établirAvant de recevoir le collier du Saint-Esprit, les chevaliers nommés au nouvel Ordre recevaient le collier de Saint-Michel, s’ils ne l’avaient déjà. De là vint qu’ils furent désignés sous le nom de chevaliers des Ordres du roi. La différence entre les deux appellations n’était pas grande, et prêtait à confusion. C’est ainsi que beaucoup de chevaliers de Saint-Michel ou de l’Ordre du roi se trouvèrent transformés, dans de nombreux actes, en chevaliers des Ordres du roi. ; et il décida que le rang des chevaliers du Saint-Esprit serait déterminé par la date de leur admission dans l’ancien Ordre du roi. Malgré ces dispositions destinées à le maintenir en faveur, l’Ordre de Saint-Michel perdit une partie de son prestige et de son éclat. Les grands seigneurs y attachèrent moins de prix ; et la nouvelle distinction devint l’unique objet de leur ambition et de leurs désirs. Du même coup, les récriminations et les jalousies cessèrent ; et l’Ordre de Louis XI connut des jours moins tourmentés, qui ne furent pas non plus sans gloire.

Lorsqu’il monta sur le trône de France, Henri IV saisit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de cet instrument de règne, que les mécontents de la veille proclamaient entièrement usé. Il donna le collier de son Ordre à tous ces vaillants capitaines qui avaient suivi ses étendards et lutté pour son nom. Mais, ce qui fut habile, il le donna également a cette légion de gentilshommes qui ne lui semblèrent pas l’avoir moins mérité, parce que, le voyant arriver, lui huguenot, au tronc du royaume très-chrétien, ils s’étaient levés contre sa cause, au nom de leur religion qu’ils croyaient menacéeLouis de Montigny, François de Kersauson, Joachim de Sévigné, Guillaume de Coëtrieu, Pierre Le Cornu, Jean de Carné, Jean de Goulaine, pour ne rappeler que ces noms, avaient combattu de toutes leurs forces dans le parti de la Ligue ; et c’est par Henri IV qu’ils furent nommés chevaliers de Saint-Michel.. Ces distributions faites, et ses anciens ennemis comme ses anciens amis satisfaits, il sut être jaloux de l’honneur de son Ordre ; et se garda bien, en le conférant sans motifs, de diminuer l’estime dont la noblesse l’entourait encore. Sous son règne, l’Ordre n’a pas d’histoire. Les impressions des historiens se résument en ceci : lorsque le Béarnais, qui se connaissait en valeur, désignait quelque capitaine pour le faire chevalier, on pouvait être sûr que ce capitaine ne devait pas cette faveur royale à l’intrigue, et que c’était sur un champ de bataille qu’il l’avait gagnée.

Sous le règne de Louis XIII, l’Ordre de Saint-Michel continua à être ambitionné, comme une récompense distinguée. Cependant le choix n’était peut-être pas toujours assez sévère ; et quelques personnes peu dignes réussirent à s’en faire décorer. Les États-Généraux de 1615 supplièrent le roi « qu’aucun de ses sujets ne pût prétendre à l’Ordre qu’il n’eût fait preuve de noblesseL’on croit généralement qu’il fallait faire preuve de noblesse pour être admit dans l’Ordre de Saint-Michel. Ce n’est vrai qu’à partir de la réforme de Louis XIV en 1665. Clairambault nous a conservé quelques-unes de ces preuves, dans son recueil sur l’Ordre. (Bibl. nat. Clair. 1245.) ; et qu’en fussent privés et condamnés en 1000 livres d’amende ceux qui l’avoient obtenu par argent ou illégitimement. »

Sous la minorité de Louis XIV, les difficultés intérieures du gouvernement amenèrent la Régente à prodiguer l’Ordre de Saint-Michel, pour s’assurer des partisans ; mais lorsqu’elle eut fait les dernières concessions, il ne lui fut plus possible d’en rétracter aucune ; et l’on vit se généraliser des abus qui n’étaient qu’exceptionnels sous les règnes précédents. On donna le collier de Saint-Michel à de très jeunes gens qui n’avaient encore rendu aucun service ; et cette phrase de Vincent Carloix, fausse au moment où elle fut écrite, devint vraie, appliquée à ce temps : « On les faisoit chevaliers de l’Ordre à 18 ou 20 ans, sans aucun mérite ny autre sujet que de la faveur, peste et ennemye mortelle de la vertu, et pour laquelle il y avoit alors plus de chevaliers que de bonnes espées… bien différent de ce temps-là, où l’Ordre ne se donnoit qu’à vieux capitaines de gendarmerie, qui s’estoient trouvés en quatre ou cinq batailles, lieutenants de Roy ou gouverneurs de provinces, qui avoient bien fait leur debvoir en icelles, dix ou douze ans. » Le collier de Saint-Michel fut même parfois un hochet, que des maréchaux de France venaient solennellement déposer entre les mains d’enfantsGui-Corentin de Kergadalen avait à peine dix ans en 1654, lorsqu’il reçut le collier de Saint-Michel, le même jour que son père, des mains du Maréchal de la Meilleraye.. Ajoutons que la confusion qui régnait dans l’Ordre favorisa des fraudes, et que certains personnages purent se parer impunément du titre de chevalier de l’Ordre du roi qu’ils avaient usurpé. Les gentilshommes, qui avaient conquis le collier de Saint-Michel à la pointe de leur épée, ne purent supporter cet odieux voisinage ; et une plainte énergique s’éleva jusqu’au trône du jeune roi parvenu à sa majorité. Louis XIV comprit que l’Ordre de Louis XI avait besoin d’être réformé. Après un essai infructueux, il rendit une ordonnance, le 12 janvier 1665, qui réduisait à cent le nombre des chevaliers de Saint-Michel, en privant de leurs droits, même légitimes, toutes les autres personnes décorées et en soumettant les cent réservés à la formalité des preuves de noblesseUne mesure aussi radicale que celle dont Louis XIV prenait l’initiative devait entraîner bien des injustices. En voici trois exemples, entre beaucoup d’autres : Barthélémy de Quelen, comte de la Vauguyon, qui avait été blessé à Nordlingen, Vincent le Borgne, vicomte de Trévalot, qui avait reçu de « grandes blessures, sur plus d’un champ de bataille, au témoignage de Jean Le Laboureur, enfin Maurille de Forsans, qui avait souffert, près de deux ans, dans les prisons de Naples, ne furent pas compris au nombre des cent réservés, et perdirent cette croix de Saint-Michel dont ils étaient si dignes. Il n’y eut que trois gentilshommes bretons qui furent maintenus dans leurs droits par l’ordonnance du 13 janvier l665 : Guillaume du Bahuno, Jean de la Bourdoonaye et Claude de Sesmaisons. Le 18 avril suivant, une révision de cette première ordonnance créa membres de l’Ordre Jean-Léonard d’Acigné et Gilles de la Roche-Saint-André, qui n’en avaient pas fait partie jusqu’à ce jour. Dans les premiers temps de la réforme, les prescriptions de la volonté royale furent appliquées avec rigueur. Mais on reconnut bien vite à quel point il était inique de priver indistinctement du titre de chevalier de l’Ordre tous les brayes qui l’avaient porté. Quelques-uns finissaient ainsi, dans une vieillesse sans compensations, toute une vie passée à la guerre et au service du roi. On se relâcha bientôt d’une telle sévérité ; et ces vieux serviteurs ne furent pas punis de l’amende, lorsqu’il leur arrivait, dans un acte, d’ajouter à leur nom cette qualité de chevalier de l’Ordre du roi que leur jeunesse avait reçue sans l’avoir méritée, mais que leur sang, largement offert par la suite, avait suffisamment gagnée.. Mais la réforme ne donna pas les résultats qu’on en avait espérés. Insensiblement, l’Ordre changea de caractère. Après avoir été pendant si longtemps exclusivement militaireLes exceptions étaient fort rares. Lorsque les Rois jugeaient à propos d’en admettre, c’était presque toujours en faveur de magistrats. C’est ainsi que Claude Faucon, Pierre Brullon, Isaac Loysel, présidents au Parlement de Bretagne, et Guy le Meneust, sénéchal de Rennes, furent décorés de l’Ordre de Saint-Michel. Il est vrai que les sénéchaux de ces temps-là savaient au besoin, comme le Meneust, « se jeter dans la rue, une hallebarde en la main, » pour soutenir la cause du roi., il devint en quelque sorte un ordre civilL’Ordre de Saint-Michel ne fut cependant jamais dédaigné des militaires. Les Rois continuèrent à le conférer parfois comme prix du sang versé et des fatigues de la guerre. Noua rappellerons entre autres Florent du Bois de la Villerabel, lieutenant général de l’amirauté de Saint-Brieuc, qui s’était distingué sous les ordres du comte de Lowendalh, à la prise de Berg-op-zoom, où il commandait un corps de volontaires bretons, et qui, parvenu à la fin de sa vaillante carrière, reçut le collier de Saint-Michel des mains de Louis XVI, en 1783. ; et fut plutôt la récompense de services rendus dans les arts de la paix. Louis XIV s’aperçut alors qu’il est souvent plus difficile de réformer que de fonder. Il ne voulut pas laisser sans éclat ni sans gloire toute la valeur qui se dépensait sous son règne ; et, désirant attacher son nom à l’un de ces ordres de chevalerie qui ont tant de prestige pour les nations, parce qu’ils contribuent à leur grandeur, il institua, en 1693, l’Ordre de Saint-Louis, qui a donné à la France des milliers de martyrs de sa cause, et aux rois, des légions de bons officiers et d’inviolables serviteurs.