Pretium non vile laborum. (Devise de l’Ordre.)
Avant d’aborder notre étude sur l’Ordre de Saint-Michel, nous distinguerons dans son histoire deux périodes, qui correspondent à peu près à chacun des deux siècles pendant lesquels l’Ordre de Louis XI a vécu, du 1er août 1469 au 12 janvier 1665.
La première de ces périodes est celle de l’Ordre de Saint-Michel proprement dit, période religieuse par excellence, où le culte de saint Michel entraîne les âmes et obtient à la France des résultats que l’attachement au roi n’est pas encore assez puissant pour obtenir. L’œuvre de Louis XI fonctionne telle qu’il l’a conçue. Les statuts édictés par lui reçoivent bien, de temps à autre, quelque atteinte ; mais, en général, ils ne sont pas enfreints. Les chevaliers, réunis en chapitre, ont l’élection de leurs nouveaux confrères. Ils choisissent autour d’eux ceux qui leur semblent assez vaillants pour mériter de porter, comme eux, la médaille de l’archange vainqueur. Leur magnifique cortège rehausse l’éclat des fastes royales et des solennités de la cour. L’Ordre est dans sa splendeur. La seconde période est celle où l’Ordre a cessé au fond d’être l’Ordre de saint Michel pour devenir l’Ordre du roi. Le vocable de l’Archange n’est plus qu’un souvenir. La dévotion à saint Michel n’a pas disparu ; mais elle ne provoque plus dans les cœurs l’élan des premiers âges. C’est la période de fidélité et d’amour pour le roi. La vaillance est encore chrétienne ; mais ce n’est plus exclusivement la religion qui la conduit à la bataille, c’est aussi le culte du roi. Les chevaliers se sont multipliés. Par la force des choses, l’Ordre n’a plus sa splendeur première ; mais aucun de ceux qui le composent n’est indigne d’en faire partie ; tous sont de nobles cœurs et de bonnes épées. Le roi choisit ses chevaliers ; les chevaliers meurent pour le roi. La France n’en est pas moins servie, puisque, nos pères le comprenaient, sacrifier sa vie pour le roi, c’est la sacrifier pour la France.
L’Ordre de Saint-Michel fut fondé par Louis XI en 1469. L’Ordre de l’Étoile, créé par le roi Jean, en 1351, existait toujours ; mais il disparaissait lentement, sans honneur et sans prix. En instituant un ordre de chevalerie, pour remplacer l’Ordre déchu, Louis XI obéissait à une grande pensée ; mais en donnant aux nouveaux chevaliers le patronage de l’archange saint Michel, il suivait une inspiration plus sage et plus politique encore. Nul n’ignore, en effet, la puissante influence exercée sur les courages et sur les esprits par le culte de saint Michel, pendant les XIVe et XVe siècles[1] . C’est Charles VII, dauphin, portant sur ses étendards un saint Michel armé. C’est la foi de la France entière rendant grâces à l’archange d’avoir gardé, toujours inviolable, le plus célèbre de ses sanctuaires, et d’avoir protégé les défenseurs du Mont, pendant le glorieux siège de 1425. C’est enfin Jeanne d’Arc se levant, à la voix de saint Michel, et chassant les Anglais. Cette création de Louis XI répondait donc merveilleusement aux besoins des temps et aux dispositions des intelligences. Le culte de saint Michel opérait des prodiges ; il transformait les cœurs, et rendait les combattants invincibles. L’honneur que Louis XI faisait à ceux qu’il créait chevaliers de son Ordre, et, pour l’avenir, la gloire, plus grande encore peut-être, de l’élection par une telle assemblée, assuraient au roi la précieuse garantie de la fidélité des chevaliers élus à soutenir ses intérêts. Au milieu des graves difficultés de son gouvernement, ce dernier avantage n’était pas à dédaigner.
Louis XI fixa le nombre des chevaliers de Saint-Michel a trente-six. Il entoura l’admission à son Ordre de conditions si sévères et si difficiles ; il en fit un objet de si haute distinction que la première promotion qu’il publia, par ses lettres constitutives du 1er août 1469, ne comprit que quinze chevaliers[2] . Le roi tint le premier chapitre de l’Ordre à Amboise[3] , en cette même année 1469. C’est dans cette assemblée que les quinze chevaliers élus prêtèrent serment[4] entre les mains du roi, et qu’ils apprirent par la lecture des statuts ce qu’ils promettaient à l’autorité royale et quels engagements ils contractaient vis-à-vis d’elle.
Ils s’obligeaient d’abord à suivre le roi dans toutes ses guerres, et à n’en entreprendre aucune « sans en avoir donné avis à la plus grande partie des autres chevaliers et les avoir consultés. Ceux qui étoient françois ne pouvoient s’attacher au service d’aucun prince étranger ny faire de longs voyages sans la permission du Roy ; mais les étrangers le pouvoient, en le faisant seulement savoir. Si le Roy feisoit la guerre à quelque prince, un chevalier de l’Ordre, sujet de ce prince, pouvoit prendre les armes pour sa défense ; mais si c’étoit ce prince qui déclarât la guerre au Roy, le chevalier, son sujet, devoit s’excuser de servir contre la France. Si son prince ne vouloit pas recevoir son excuse, et le contraignoit de servir, alors il pouvoit prendre les armes ; mais il en devoit prévenir le chef de l’Ordre et avertir son souverain que, s’il faisoit prisonnier de guerre un chevalier de l’Ordre, son confrère, il luy donneroit la liberté, et feroit son possible pour luy sauver la vie. Si son prince n’y vouloit consentir, il devoit quitter son service. Le Roy, de son côté, s’engageoit envers les chevaliers de les protéger et les maintenir dans tous leurs droits et privilèges[5] , de n’entreprendre aucune guerre, ny aucune affaire de conséquence, sans les avoir préalablement consultés et sans avoir pris leur avis[6] , excepté dans le cas où les affaires demandoient un secret plus particulier et une prompte exécution. Les chevaliers promettoient et juroient de ne point révéler les entreprises du souverain, qui a voient été mises en délibération devant eux. Selon les mêmes statuts, les chevaliers devoient être privés de l’Ordre pour cause d’hérésie[7] , de trahison[8] , et de lâcheté, pour avoir pris la fuite dans le combat[9] . Ils devoient, à leur réception, quitter les Ordres qu’ils pouvoient avoir reçus d’autres princes, excepté les Empereurs, Roy et Ducs qui pouvoient retenir, avec le consentement du Roy, ceux dont ils étoient chefs. Enfin les statuts portoient que pour remplir la place d’un chevalier décédé, les membres de l’Ordre devoient s’assembler avec le souverain[10] , et donner leurs suffrages par écrit. » (Préface du comte d’Hozier).
Louis XI venait à peine de créer les quinze premiers chevaliers, que les nécessités de sa politique l’amenèrent à en élire un seizième, qui n’était autre que François II, duc de Bretagne. Il envoya auprès du duc le bâtard d’Armagnac[11] chargé de lui remettre le collier de Saint-Michel. Cette apparition de l’Ordre nouveau sur la terre bretonne faillit précipiter la guerre entre le duc et le roi de France. Après avoir mûrement réfléchi et pris l’avis de son conseil, le duc refusa l’honneur que le roi voulait lui faire. C’était au lendemain de la ratification du traité d’Ancenis par les États de Nantes. La paix semblait rétablie, mais Louis XI ne se laissait pas tromper par les apparences. Le traité d’Ancenis avait été conclu entre le duc de Bretagne et lui, sans que le duc eût pu seulement en avertir ses alliés, le roi d’Angleterre et le duc de Bourgogne. Le roi comprenait que François II ne renoncerait pas si facilement à des alliances qui lui étaient si chères. Le duc de Bretagne, en effet, avait fait dire secrètement au duc de Bourgogne que le traité d’Ancenis, signé avec le roi, ne portait aucune atteinte à leur ancienne amitié ; et il avait chargé l’abbé de Bégar d’une mission analogue auprès de la cour d’Angleterre. Louis XI, qui avait quelques soupçons de ces ambassades secrètes, voulut sonder les dispositions du duc de Bretagne ; et c’est dans ce but qu’il lui fit proposer le collier de l’Ordre de Saint-Michel[12] . Il le plaçait ainsi dans la nécessité de renoncer à ses alliances, en prêtant le serment exigé, ou de se déclarer ouvertement contre lui. François II aperçut immédiatement le piège qui lui était tendu ; et, tout en recevant les lettres royales avec les témoignages d’une grande reconnaissance, il remit a l’envoyé du roi un mémoire, dans lequel il exposait les raisons qui déterminaient son refus[13] . Les explications du duc, formulées en un langage très digne, ne réussirent point à satisfaire Louis XI. Il n’eut plus un seul doute sur l’alliance étroite qui unissait le duc au roi d’Angleterre et au duc de Bourgogne ; et il fit avancer « des troupes et une nombreuse artillerie », sur les frontières de Bretagne. De son côté, François II prit les mesures nécessaires pour se défendre. Cependant le roi ne se pressait pas d’entrer en campagne. Il ne se décidait jamais à la guerre qu’à la dernière extrémité. Il redoutait de plus l’intervention du duc de Bourgogne, qui s’apprêtait à venir en forces au secours de son allié. Après quelques négociations, il finit par accepter des conférences, où le duc ferait valoir les raisons qui l’avaient décidé à refuser l’Ordre de Saint-Michel. Les envoyés de François II furent le chancelier Chauvin, l’abbé de Bégar, Olivier du Breil, sénéchal de Rennes, et Nicolas de Kermeno. Ils défendirent avec tant d’habileté la cause de leur maître que le roi « accepta ses excuses et retira ses troupes ».
L’Ordre de Saint-Michel ne reçut pas toujours le même accueil auprès des cours étrangères ; il est vrai que les mêmes motifs n’existaient pas de le refuser. Dans la première période de l’histoire de l’Ordre, que nous étudions, les princes et les souverains de la chrétienté regardèrent comme un honneur de porter ce collier, dont un choix rigoureux n’honorait que le mérite public et la vaillance incontestée. Aussi les plus illustres capitaines et les plus grands seigneurs désiraient-ils ardemment[14] prendre place au nombre de ces chevaliers de Saint-Michel qui entouraient la majesté royale et participaient de la splendeur du trône. L’Ordre était la suprême récompense de leur carrière et le couronnement de leur gloire.
Louis XI n’avait rien négligé de ce qui pouvait donner de l’éclat à l’institution qu’il fondait. Sans parler du collier qui était une très belle pièce d’orfèvrerie[15] , le costume avait été somptueusement ordonné par un article des statuts[16] . Les chapitres se tenaient avec une grande magnificence, le 39 septembre, jour où l’Église célèbre la fête de saint Michel. Les élections des nouveaux chevaliers, qui avaient lieu pendant ces assemblées, offraient les meilleures garanties d’impartialité. La faveur n’y était pour rien ; la bravoure, les blessures reçues étaient les seuls titres à faire valoir auprès de ces braves qui avaient tous, plus ou moins, contribué de leur sang au service de la royauté. C’était la grande période de l’Ordre de Saint-Michel, qui formait alors une compagnie unique au monde.
Mais l’abus se glisse dans les institutions les mieux réglées. Un des articles les plus importants des statuts était celui qui limitait le nombre des chevaliers. Louis XI l’avait si bien compris qu’il avait formellement interdit à ses successeurs, par une disposition spéciale (art. 66), de modifier en rien la décision qu’il avait prise à cet égard. Lorsqu’il mourut, en 1483, il n’y avait encore eu, quatorze ans après la fondation de l’Ordre, que quarante chevaliers élus, le roi lui-même et Charles VIII compris. Pendant combien de temps la sage restriction de Louis XI fut-elle respectée ? C’est ce qu’il est bien difficile de déterminer : toujours est-il qu’une ordonnance du chancelier de l’Ordre[17] , datée de 1548, nous apprend qu’en cette année, le nombre des chevaliers de Saint-Michel était de 52. Sept ans après, vers 1555, Vincent Carloix, auteur des Mémoires du Maréchal de Vieilleville, dont il avait été secrétaire, écrivait qu’il y avait alors pour le moins 300 chevaliers de l’Ordre dans le royaume. Au mois de septembre 1557, en instituant un collège de chanoines pour le service religieux de l’Ordre, Henri II[18] déclarait que les statuts n’étaient pas observés. Dans la pensée du roi, ce collège de chanoines, décrété par Louis XI, et qui n’avait pas encore été fondé, devait remédier à l’inobservation des statuts que les lettres-patentes signalaient. En dépit de cette tentative, faite par Henri II pour ramener l’Ordre a l’esprit de son institution première, les chevaliers de Saint-Michel n’en continuèrent pas moins à se multiplier. Ce n’était pas que le roi n’eût pu compter à son service plusieurs centaines de gentilshommes, dignes par leurs prouesses et par leurs naissance de porter le collier de Saint-Michel ; les chevaliers élus étaient tous d’illustres et vaillants seigneurs ; mais cette infraction aux statuts était très dangereuse, parce qu’elle laissait toujours ouverte la porte par laquelle l’abus était entré dans l’Ordre et devait bientôt l’envahir, au point d’en dénaturer complètement le caractère.
Pour en arriver à décupler ainsi le nombre des chevaliers arrêté par Louis XI, il avait été nécessaire de transgresser d’autres dispositions non moins prudentes du fondateur de l’Ordre. Lorsque ce dernier, dans sa sagesse, avait attribué aux membres anciens l’élection de leurs nouveaux confrères, il avait justement prévu qu’un pareil recrutement vaudrait à l’Ordre des trésors de force et d’union. Il avait chassé la faveur, pour faire la place large au mérite. Il avait compris que le choix fait par les chevaliers ne se discuterait pas, mais que le choix du roi prête toujours à discussion publique. Il avait enfin désiré, pour l’honneur de son Ordre, que le collier se gagnât dans les camps, mais jamais à la cour.
Ses successeurs ne suivirent pas toujours la voie qu’il leur avait tracée ; ils abandonnèrent peu à peu les principes des statuts, pour réserver les promotions à leur autorité. Malheureusement, lorsque le premier mode d’élection fut tout à fait tombé en désuétude, il se trouva que la France traversait des jours agités. Un parti religieux dénigrait avec amertume toutes les actions de la royauté ; et les modifications apportées à l’Ordre de Saint-Michel ne trouvèrent pas grâce devant cette surveillance jalouse. Les guerres de religion approchaient. Les rois, de plus en plus menacés par les entreprises des huguenots, adoptèrent un système de promotions multipliées qui leur donna des partisans, mais qui inaugura pour l’Ordre fondé par Louis XI une seconde et plus difficile période.
Au chapitre tenu à Poissy, en 1560, François II fit une promotion, par laquelle il créa, du même coup, dix-huit chevaliers de Saint-Michel[19] . Ce fut le point de départ de critiques acerbes. Les mécontents attribuèrent cette nouveauté à l’influence des Guises qui avaient besoin de créatures pour gouverner. Des récriminations s’élevèrent du sein de l’Ordre même : et Charles Tiercelin, sieur de la Roche-du-Maine, déclara, dans une boutade restée célèbre, que le collier de Saint-Michel était devenu « un collier à toutes bestes, depuis qu’il avait été donné indistinctement à des gens sans mérites[20] ».
A l’avènement de Charles IX, les promotions se multiplièrent[21] ; et les murmures éclatèrent avec plus de violence. Les huguenots s’emparèrent de ce moyen d’opposition, et s’en firent une arme contre l’autorité royale. Dans une lettre anonyme, en italien, qu’ils adressèrent à Catherine de Médicis, le 2 juin 1563, ils affirmèrent que le mot de la Roche-du-Maine, cité plus haut, « était receu par commun proverbe et parvenu jusques à la bouche du peuple ». Il s ajoutèrent que c’était « pour note d’infamie d’estre dit et nommé chevalier de l’Ordre du roi ». La vérité est qu’on aurait pu désirer plus de mesure dans les promotions. Il y a des pentes, en effet, sur lesquelles il est difficile de s’arrêter ; la suite l’a bien prouvé ; mais au point de vue de la qualité des personnes élues, rien ne laissait à désirer. On en jugera par quelques noms pris au hasard dans les débuts du règne de Charles IX : François de Kernevenoy, dit de Carnavalet, gouverneur du duc d’Anjou ; Georges de Bueil, seigneur de Bouille, lieutenant de roy en Bretagne ; Henry, vicomte de Rohan ; Jean d’Aumont, comte de Châteauroux, devenu Maréchal de France ; René du Puy du Fou, gouverneur de la Rochelle et du pays d’Aunis, désigné Maréchal de France ; Jacques Goyon de Matignon, devenu Maréchal de France, etc.[22] .
Cependant le roi comprenait qu’il était important de ne point dépasser certain, limites. Effrayé lui-même des conséquences que pourrait entraîner une multiplication excessive des chevaliers de son Ordre, il publia, le 3 avril 1565, des lettres patentes, par lesquelles il déclarait « qu’à l’avenir, il ne seroit associé audit Ordre plus grand nombre de chevaliers que celuy qui étoit alors, jusqu’à ce qu’il fût réduit au nombre de 50, à quoy il le limitoit à l’avenir, à moins que ce ne fût pour service signalé dans une bataille, quelque grand exploit d’armes ; et déclaroit nulles toutes élections faites par importunité, inadvertance ou autrement. » Ces lettres-patentes eurent de l’effet, croyons-nous, pendant un an et quelques mois ; mais, en 1567, une promotion de 19 chevaliers vint réveiller toutes les colères des huguenots, qui reprirent avec ardeur leurs pamphlets et leurs libelles[23] .
Cette promotion fut d’ailleurs la dernière. A partir de 1568, Charles IX laissa entièrement de côté ce mode de création qui n’allait peut-être plus assez vite aux yeux de la reine-mère et des Guises. Les circonstances étaient pressantes ; et le zèle d’un grand nombre de serviteurs avait besoin d’être stimulé. C’est pour ce motif que le roi donna mandat au duc d’Anjou, son frère, aux gouverneurs ou lieutenants-généraux des provinces et même parfois à de simples chevaliers de le remplacer dans ses fonctions de chef de l’Ordre, en recevant le serment des nouveaux élus qu’il leur désignait[24] .
Pour se faire une idée de l’ardeur avec laquelle le duc d’Anjou s’acquitta de la mission qui lui était confiée, il suffira de savoir que, du 16 février au 12 mars 1568, presque aucun jour ne se passa, sans qu’il admît quelques gentilshommes à la réception du collier[25] .
Lorsque le duc d’Anjou devint roi, sous le nom d’Henri III, en 1674, il sembla vouloir remédier a un état de choses, dont il connaissait les inconvénients mieux que personne. Au chapitre tenu à Saint-Jean de Lyon, en la première année de son règne, il songea, dit le Chancelier de Chiverny, dans ses Mémoires, « à régler son Ordre de Saint-Michel et assembler... tous les chevaliers qui estoient près de Sa Majesté, [afin de] résoudre avec eux ce qui estoit nécessaire, pour la réformation d’iceluy, lors tombé en peu d’estime par la trop grande multitude des gens de peu de qualité et de valeur qui y avoient esté appelez[26] ». Cependant aucune réforme ne fut accomplie : et le nouveau roi reprit les traditions de son prédécesseur. Une note de Gaignières (Bibl. Nationale) nous révèle, en effet, que M. d’Humières fit 40 chevaliers en un jour[27] , avec commission du roi.
Henri III ne se contenta pas d’imiter Charles IX, en chargeant ses lieutenants dans les provinces de le suppléer pour la cérémonie du serment et de l’imposition du collier ; il alla jusqu’à déléguer le droit qui lui appartenait, comme chef et souverain de l’Ordre, de choisir les nouveaux chevaliers[28] .
Au moment où il s’écartait de plus en plus des principes posés par Louis XI, Henri III débattait en sa pensée les statuts d’un Ordre nouveau. Le 31 décembre 1578, il fonda l’Ordre du Saint-Esprit. Il eut soin de déclarer que cette institution n’était pas destinée à remplacer l’Ordre de Saint-Michel. Il voulut même faire de cette dignité une sorte de noviciat au grand Ordre qu’il venait d’établir[29] ; et il décida que le rang des chevaliers du Saint-Esprit serait déterminé par la date de leur admission dans l’ancien Ordre du roi. Malgré ces dispositions destinées à le maintenir en faveur, l’Ordre de Saint-Michel perdit une partie de son prestige et de son éclat. Les grands seigneurs y attachèrent moins de prix ; et la nouvelle distinction devint l’unique objet de leur ambition et de leurs désirs. Du même coup, les récriminations et les jalousies cessèrent ; et l’Ordre de Louis XI connut des jours moins tourmentés, qui ne furent pas non plus sans gloire.
Lorsqu’il monta sur le trône de France, Henri IV saisit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de cet instrument de règne, que les mécontents de la veille proclamaient entièrement usé. Il donna le collier de son Ordre à tous ces vaillants capitaines qui avaient suivi ses étendards et lutté pour son nom. Mais, ce qui fut habile, il le donna également a cette légion de gentilshommes qui ne lui semblèrent pas l’avoir moins mérité, parce que, le voyant arriver, lui huguenot, au tronc du royaume très-chrétien, ils s’étaient levés contre sa cause, au nom de leur religion qu’ils croyaient menacée[30] . Ces distributions faites, et ses anciens ennemis comme ses anciens amis satisfaits, il sut être jaloux de l’honneur de son Ordre ; et se garda bien, en le conférant sans motifs, de diminuer l’estime dont la noblesse l’entourait encore. Sous son règne, l’Ordre n’a pas d’histoire. Les impressions des historiens se résument en ceci : lorsque le Béarnais, qui se connaissait en valeur, désignait quelque capitaine pour le faire chevalier, on pouvait être sûr que ce capitaine ne devait pas cette faveur royale à l’intrigue, et que c’était sur un champ de bataille qu’il l’avait gagnée.
Sous le règne de Louis XIII, l’Ordre de Saint-Michel continua à être ambitionné, comme une récompense distinguée. Cependant le choix n’était peut-être pas toujours assez sévère ; et quelques personnes peu dignes réussirent à s’en faire décorer. Les États-Généraux de 1615 supplièrent le roi « qu’aucun de ses sujets ne pût prétendre à l’Ordre qu’il n’eût fait preuve de noblesse[31] ; et qu’en fussent privés et condamnés en 1000 livres d’amende ceux qui l’avoient obtenu par argent ou illégitimement. »
Sous la minorité de Louis XIV, les difficultés intérieures du gouvernement amenèrent la Régente à prodiguer l’Ordre de Saint-Michel, pour s’assurer des partisans ; mais lorsqu’elle eut fait les dernières concessions, il ne lui fut plus possible d’en rétracter aucune ; et l’on vit se généraliser des abus qui n’étaient qu’exceptionnels sous les règnes précédents. On donna le collier de Saint-Michel à de très jeunes gens qui n’avaient encore rendu aucun service ; et cette phrase de Vincent Carloix, fausse au moment où elle fut écrite, devint vraie, appliquée à ce temps : « On les faisoit chevaliers de l’Ordre à 18 ou 20 ans, sans aucun mérite ny autre sujet que de la faveur, peste et ennemye mortelle de la vertu, et pour laquelle il y avoit alors plus de chevaliers que de bonnes espées… bien différent de ce temps-là, où l’Ordre ne se donnoit qu’à vieux capitaines de gendarmerie, qui s’estoient trouvés en quatre ou cinq batailles, lieutenants de Roy ou gouverneurs de provinces, qui avoient bien fait leur debvoir en icelles, dix ou douze ans. » Le collier de Saint-Michel fut même parfois un hochet, que des maréchaux de France venaient solennellement déposer entre les mains d’enfants[32] . Ajoutons que la confusion qui régnait dans l’Ordre favorisa des fraudes, et que certains personnages purent se parer impunément du titre de chevalier de l’Ordre du roi qu’ils avaient usurpé. Les gentilshommes, qui avaient conquis le collier de Saint-Michel à la pointe de leur épée, ne purent supporter cet odieux voisinage ; et une plainte énergique s’éleva jusqu’au trône du jeune roi parvenu à sa majorité. Louis XIV comprit que l’Ordre de Louis XI avait besoin d’être réformé. Après un essai infructueux, il rendit une ordonnance, le 12 janvier 1665, qui réduisait à cent le nombre des chevaliers de Saint-Michel, en privant de leurs droits, même légitimes, toutes les autres personnes décorées et en soumettant les cent réservés à la formalité des preuves de noblesse[33] . Mais la réforme ne donna pas les résultats qu’on en avait espérés. Insensiblement, l’Ordre changea de caractère. Après avoir été pendant si longtemps exclusivement militaire[34] , il devint en quelque sorte un ordre civil[35] ; et fut plutôt la récompense de services rendus dans les arts de la paix. Louis XIV s’aperçut alors qu’il est souvent plus difficile de réformer que de fonder. Il ne voulut pas laisser sans éclat ni sans gloire toute la valeur qui se dépensait sous son règne ; et, désirant attacher son nom à l’un de ces ordres de chevalerie qui ont tant de prestige pour les nations, parce qu’ils contribuent à leur grandeur, il institua, en 1693, l’Ordre de Saint-Louis, qui a donné à la France des milliers de martyrs de sa cause, et aux rois, des légions de bons officiers et d’inviolables serviteurs.
Notes